Cet article date de 1998 mais n’a pas pris une ride, a l’exception de la description du changement de pellicule qui doit interpeller les plus jeunes. Au moment de refaire notre site, il m’a paru évident de le garder en l’état, moment de grâce dans notre vie de photographes.
Le Pipmuacan est un réservoir québécois situé au nord de Chicoutimi. Il fait presque 100 km de retenue. Ce réservoir, perdu dans la forêt boréale, abrite une grande variété d’espèces animales. L’accès n’y est pas facile, on y trouve donc très peu de vie humaine. Là bas, c’est la nature qui domine.
Nous avons établi notre camp de base dans une cabane, appartenant à notre guide Yves Aubert, qui se trouve sur une des rives du lac. Nous sommes à plus de 200 km de la civilisation, et le silence qui nous entoure nous donne parfois l’impression d’être devenus sourds.
L’ambiance extrêmement calme qui règne ici ferait angoisser un citadin convaincu. Le seul bruit de la civilisation qui nous parvient est parfois celui d’un avion qui passe bien haut. Les hurlements des loups dans le lointain et les chants des plongeons arctiques dominent.
Au lever du soleil, alors que nous prenons tranquillement notre petit déjeuner dans la cabane, le chien de notre guide s’agite. Il émet un faible son auquel je ne prête pas attention. Mais Yves se lève pour regarder par la fenêtre et nous fait signe de venir. Il nous montre sur la rive d’en face, un couple de caribous qui semble chercher un point pour traverser.
Nous attrapons nos appareils photos et nous sortons doucement de la cabane en ayant bien pris garde de retirer les pulls marine que nous portons et qui risqueraient de nous faire passer pour des ours aux yeux des caribous. Ceux-ci distinguent en effet mal les couleurs et se fient surtout aux contrastes. Nous risquons donc moins de les effrayer habillés de nos polos d’un rouge bien voyant.
Doucement, nous nous glissons hors de la cabane et descendons vers la plage. Déjà, la femelle caribou s’est mise à l’eau et commence à nager dans notre direction. Le mâle hésite un moment, puis il finit par la suivre. Les caribous sont d’excellents nageurs mais, une fois dans l’eau, ils deviennent vite vulnérables vis-à-vis d’humains équipés de canots à moteur. Ils sont cependant protégés et seuls les Indiens ont le droit de les chasser.
Un peu avant de sortir du couvert de la végétation, nous nous séparons. Je descends jusqu’à la plage et m’assois sur le premier gros caillou que je trouve à la limite de la végétation.
La femelle vient d’atteindre la plage à une centaine de mètres de moi. Elle s’ébroue et se retourne vers son compagnon qui arrive doucement à sa suite.
Le soleil est très bas sur l’horizon. Il vient à peine de se lever, et n’éclaire pas encore tous les reliefs.
Le mâle sort de l’eau et s’ébroue, puis nous regarde. Il est parfaitement conscient de notre présence, et cela semble le gêner : il est manifestement inquiet.
La femelle, quant à elle, ne semble pas prêter réellement attention à nous. Elle revient vers le rivage et fait quelques pas dans l’eau tout en remontant la rive dans ma direction.
Elle cherche des odeurs et semble insouciante. Le mâle, manifestement beaucoup plus vieux qu’elle, tape du pied et s’agite. Elle se retourne, le regarde, et continue sa petite balade insouciante. Il fait alors mine de s’en aller, souffle, retape du pied, mais rien n’y fait. Sa compagne a décidé d’aller traîner vers un lieu inquiétant.
Sur la plage, devant moi, se trouve le canot de notre guide. Est-ce lui ou est-ce ma présence qui l’attire ? Nonchalamment, elle se rapproche encore. Elle musarde, reniflant le sable et l’eau. Je la vois de mieux en mieux. Elle porte quelques cicatrices sur le flanc, témoins des combats qu’elle a dû mener. Les caribous se nourrissent principalement de lichens. L’hiver, ils doivent creuser profondément dans la neige pour atteindre leur précieuse nourriture, formant ainsi des « cratères d’alimentation ». Ce sont souvent les mâles qui creusent les trous. Ensuite, les femelles les leur dispute pour pouvoir se nourrir et nourrir leurs petits. Les mâles ne peuvent opposer beaucoup de force aux femelles car ils ont pour la plupart, perdu leurs bois au début de l’hiver. Les femelles, qui portent également des bois, ne les perdront que tard, au printemps. Cette curiosité de la nature permet d’équilibrer les forces et que chacun puisse accéder à la nourriture.
La femelle ne se trouve plus qu’à une dizaine de mètres de moi, tout près du bateau. Elle hume l’air et me regarde.
Soudain, la tuile : la fin du rouleau ! Mon appareil se met à rembobiner la pellicule ! Je me fige, espérant que l’animal ne sera pas effrayé. Mais si le bruit du moteur, très faible, ne l’effraye pas, je me dis qu’un changement de pellicule est une toute autre chose …
Me voilà dans une situation qui a posé problème à plus d’un photographe : faut-il prendre le risque de changer la pellicule et de faire ainsi fuir l’animal ou rester assise à le regarder sans bouger ?
Depuis le début de l’approche, j’étais figée derrière mon boîtier, découvrant au minimum mon visage pour éviter d’être immédiatement cataloguée comme humain. Je misais au maximum sur la faible acuité visuelle de l’animal. Maintenant, je me dis que je peux jouer franc-jeu. A la distance où elle se trouve, il est de toute façon impossible qu’elle ne m’ait pas identifiée.
Devenu inutile, j’abaisse tout doucement mon appareil photo et le pose sur mes genoux sans la quitter des yeux. Elle me regarde et fait un pas en avant, doucement. Elle m’observe en tournant délicatement la tête. Je distingue parfaitement le blanc autour de ses yeux. Elle a un regard profond et magnifique. Elle se tient là, tranquillement, sans donner la moindre trace de crainte.
Le mâle est resté en arrière. Il n’a pas bougé de sa position initiale, et observe la scène de loin.
Finalement, je décide de tenter le coup. Doucement, le plus lentement possible, je sors une pellicule de ma poche. Sans quitter la femelle des yeux pour parer à un mouvement de peur de sa part, j’ouvre mon appareil et procède à l’échange des bobines. Une fois fait, je le referme, sous le regard curieux de l’animal qui, lui non plus, ne me quitte pas. Je lui souris et je remonte doucement l’appareil devant mes yeux. De nouveau les déclics s’enchaînent. Elle est tellement près que j’ai du mal à la caser dans l’image. Malheureusement, l’animal est en fort contre-jour avec le plan d’eau derrière lui.
Lentement, elle se retourne et commence à s’en aller. Le mâle, quant à lui, montre toujours de forts signes d’impatience.
Est-ce pour le faire enrager que la femelle repart presque aussi calmement qu’elle s’est approchée ?
Au bout de quelques minutes, elle l’a rejoint et ils partent tous deux vers le soleil levant, disparaissant derrière l’angle de la berge d’une baie voisine.
Dès qu’ils sont hors de vue, nous nous précipitons pour voir vers quel endroit ils se dirigent. Mais lorsque nous arrivons dans la baie, ils ne sont déjà plus là. Il ne reste que leurs empreintes sur le sol qui se perdent dans l’eau pour témoigner de leur passage.